DE BOURJ HAMMOUD AUX BEAUX QUARTIERS DE VIENNE, L'INCROYABLE CAVALE DE TROIS FRÈRES LIBANAIS

DE BOURJ HAMMOUD AUX BEAUX QUARTIERS DE VIENNE, L'INCROYABLE CAVALE DE TROIS FRÈRES LIBANAIS

L'Orient-le-Jour, Vendredi 10 Juin, 2022.

« Le crime le plus sanglant de l’histoire du Liban » : c’est en ces termes que « L’Orient-Le Jour » avait qualifié, en 1985, le massacre de Bourj Hammoud. Quelques années plus tard, les auteurs du crime avaient réussi à s’évader de Roumié. Les familles des victimes ont retrouvé leur trace en Europe...

Dans une cellule de la prison de Roumié où ils croupissent depuis trois ans, Panos, Raffi et Hratch Nahabédian échafaudent un plan. Comment se sortir de ce pétrin, quitter le Liban et s’offrir une virginité en Europe ? Là-bas, on oubliera leurs noms. Ou, au pire, ils les changeront. Ils pourront vivre, et même très bien vivre, de leur butin. Nous sommes en 1988 et les trois frères artisans joailliers sont accusés d’être les auteurs d’un massacre commis trois ans plus tôt à Bourj Hammoud, qui avait coûté la vie à cinq personnes. Mais ils n’en ont cure. Alors, dans la nuit du 5 mars 1988, après s’être procuré une scie à métaux grâce à des complices pour supprimer les barreaux de fenêtre, ils s’enfuient de leur geôle au moyen de draps et de couvertures noués. Une évasion spectaculaire à la manière des Dalton, qui ne convainc pas les familles des victimes. Une partie du butin leur a-t-elle permis de soudoyer les gardiens et leurs supérieurs pour se faire la malle incognito ? Les proches des défunts privilégient cette hypothèse. Pendant près de 30 ans, les assassins, reconnus coupables par contumace en 1994, vont se faire oublier en Europe. Jusqu’à ce que le karma frappe à leur porte.

Le 21 septembre 2013, Annie Kurkdjian, artiste peintre, est réveillée au petit matin par un coup de fil de son ami Armen*. Grégoire*, un peintre étranger, est de passage à Beyrouth, alors, pourquoi ne pas déjeuner tous ensemble ? Rendez-vous est pris. Dans la matinée, Armen joue au guide pour le touriste dans les rues tortueuses et grouillantes de monde du quartier de Bourj Hammoud. « Le père d’Annie a été assassiné à cet endroit », indique-t-il à Grégoire, en pointant du doigt l’immeuble qui abritait l’atelier de Hrant Kurkdjian. Homme d’affaires originaire de Damas, il s’était installé à Beyrouth en 1966 et avait fondé la Société diamantaire pour le Moyen-Orient, avec le joaillier Raphaël (Robert) Boghossian. La famille Kurkdjian s’apprêtait à quitter le Liban en guerre pour se réfugier en France, quand tout a basculé. Le jeudi 28 mars 1985, à 14h30, Hratch, Raffi et Panos Nahabédian perpètrent l’un des plus grands braquages de l’histoire du Liban. Les trois frères, âgés respectivement de 20, 25 et 27 ans, sont familiers des lieux. Artisans joailliers, ils se rendent fréquemment dans l’atelier de Hrant Kurkdjian qui leur confie des travaux de façonnage des métaux ou de sertissage et polissage de pierres précieuses. Le propriétaire les connaît depuis trois ans et leur voue une confiance aveugle.

Ce jeudi-là, Hani Zammar, un employé de l’atelier âgé de 28 ans et père de trois enfants de moins de cinq ans, leur ouvre la porte, comme à son habitude. Mais en quelques secondes, l’atmosphère change du tout au tout. Les trois frères agrippent et entraînent Zammar ainsi que son collègue Avedik Boyadjian, 60 ans, et s’introduisent dans le bureau de Hrant Kurkdjian, à qui ils ordonnent d’ouvrir le coffre-fort. « Pourquoi ? Que voulez-vous ? » lance le bijoutier, pétrifié. « J’ai des dettes et vous avez de l’argent, donnez-m’en un peu et tout ira bien », répond – selon la police – l’un des trois frères, en posant son revolver sur la tempe du bijoutier, qui s’exécute. Pierres précieuses, or, diamants et liasses de billets, d’une valeur d’une vingtaine de millions de livres (l’équivalent à l’époque de près de 2 millions de dollars), sont jetés dans un sac.

Mettre la main sur ce butin ne leur suffit pas. Pour éviter qu’on ne remonte jusqu’à eux, les cambrioleurs suppriment, de sang-froid, les témoins un par un. Hani Zammar, Avedik Boyadjian et leur patron, Hrant Kurkdjian, père de deux adolescents (Artos, 16 ans, et Annie, 12 ans), tombent sous les balles d’un silencieux. On ignore lequel des frères a tiré. Avec la même sauvagerie, Maria Mikhaël, 32 ans, caissière, et Khatoun Tekeyan, 27 ans, comptable, sont elles aussi abattues, alors qu’elles se tenaient assises derrière leurs bureaux, dans une pièce adjacente. La police découvre que le courant et les lignes téléphoniques avaient été préalablement coupées, ce qui confirme la préméditation. Les photos vieillies de la scène du crime et les coupures de journaux jaunies de L’Orient-Le Jour qui relatent l’affaire sont précieusement stockées dans nos archives. Le « crime le plus sanglant de l’histoire du pays » va faire les gros titres pendant des jours, des semaines, des mois dans toute la presse. Les Libanais vont suivre chacune des étapes de l’enquête et de la chasse à l’homme.

Réclusion à perpétuité

La première cavale des trois frères ne dure que quinze jours. Le beau-père de Panos les dénonce à la police qui effectue aussitôt une descente dans une maison à Zokak el-Blat, où celui-ci est arrêté ainsi que Raffi, l’aîné. Ils s’apprêtaient à quitter le pays pour l’Europe avec leur butin. Le magot trouvé sur place, évalué à 15 millions de livres, est remis aux propriétaires de la bijouterie. Une partie reste introuvable. De l’or a été fondu pour faciliter son transport et sa vente. Les enquêteurs ne parviennent pas à mettre la main non plus sur 400 carats de diamants (80 grammes). Ils ne réapparaîtront jamais. Hratch, le cadet, manque à l’appel. Mais cinq jours plus tard, le 18 avril 1985, il est repéré à Chypre et est extradé illico à Beyrouth. S’ensuit la séance des aveux. Devant le procureur général du Mont-Liban de l’époque, Maurice Khawam, les interrogatoires sont cacophoniques. Les frères aînés affirment que c’est le cadet, Hratch, qui a tiré sur les cinq personnes présentes dans l’atelier, ce que ce dernier confirme. Pour brouiller les pistes, ils pointent du doigt Raphaël (Robert) Boghossian, affirmant que c’est lui qui les a incités à tuer son partenaire. Boghossian nie tout en bloc. Il est arrêté en août 1985, puis innocenté et relâché après 40 jours, après avoir été défendu par deux ténors du barreau, Nasri Maalouf et Khatchig Babikian.

Les trois frères, eux, sont censés rester en détention jusqu’à leur procès. Mais en 1988, ils se font la belle. Une notice rouge d’Interpol aurait été émise, mais la trace des fugitifs est perdue. Le Liban n’est pas encore sorti de la guerre, les autorités ont d’autres chats à fouetter. Les trois frères ont-ils bénéficié d’appuis ou du contexte chaotique pour se faire la malle ? On l’ignore.

Neuf ans après le crime, le 10 avril 1994, la sentence tombe enfin. Le tribunal militaire, déclaré compétent parce que Hratch était un soldat de l’armée (pourtant déserteur), les condamne à mort par contumace, peine commuée en réclusion à perpétuité, en vertu de la loi d’amnistie de 1991. Ce jugement n’apaise pas les familles des victimes. D’autant qu’au drame est venu s’en greffer un autre. Le fils d’Avedik Boyadjian, l’un des employés assassinés, qui avait 15 ans à l’époque, a souffert de dépression violente avant de décéder d’un AVC six mois plus tard.

Durant toutes ces années, les trois évadés, eux, ont mené grand train dans l’une des plus belles capitales européennes, celle de la reine Marie-Antoinette, Vienne, à 3 000 kilomètres de leur quartier arménien populaire.

« Les meurtriers de ton père, je les connais ! » lance Grégoire à Annie, lors du déjeuner de 2013. De passage à Vienne huit ans plus tôt, un ami avait emmené ce dernier dans une orfèvrerie où ils avaient rencontré deux bijoutiers avec qui ils avaient bu un café. En sortant, l’ami avait confié ceci à Grégoire : dans les milieux arméniens, on murmure que ces deux-là ont du sang sur les mains. Ils auraient assassiné un joaillier et ses employés à Beyrouth, et auraient refait leur vie en Autriche grâce à de faux papiers. L’histoire est folle, mais au sein de la communauté, personne n’ose s’y frotter. Encore moins dénoncer l’un des siens. « Les membres de la diaspora arménienne préfèrent la discrétion », lui dit-on. Avec ce récit, Annie Kurkdjian tient pour la première fois depuis le drame une piste crédible. Le soir même, elle cherche à corroborer la version de Grégoire en lui envoyant par mail les photos d’archives découpées dans des journaux. Malgré les années, les traits sont identiques, et le jeune peintre confirme que ce sont bien les mêmes hommes qu’il a rencontrés à Vienne.

Annie ne ferme pas l’œil de la nuit. Ses démons resurgissent. Elle se refait le film des derniers instants de son père. La peur qu’il a pu ressentir face à l’arme pointée sur lui. Ce sentiment d’avoir été trahi par ces jeunes du quartier en qui il avait confiance. « Mais aussi, ses pensées pour ma mère, pour mon frère et moi qui allions devenir orphelins, et enfin... le son de cette balle amortie par le silencieux, murmure-t-elle. Dès lors, chaque soir, au moment de dormir, une petite voix me pressait de ne pas négliger le maillon dont je venais d’être informée. »

Avec ce nouvel élément, retrouver les meurtriers de son père est désormais possible, mais elle déchante vite. Après des mois passés à éplucher les profils d’Arméniens à Vienne sur Facebook, elle retrouve la trace, en 2014, de Raffi Nahabédian, en tombant sur sa photo. À travers les commentaires d’internautes, elle comprend qu’il est mort d’un cancer en décembre 2012. Mais la traque n’est pas finie. Elle ne fait même que commencer. Il reste deux coupables à retrouver. Annie alerte l’ambassade libanaise à Vienne et démarche une bonne trentaine d’avocats sur place, mais aucun ne veut se lancer dans un dossier si ardu. Et puis un jour, à la fin de l’année 2016, Norbert Haslhofer, ancien procureur et juge, aujourd’hui avocat, accepte de la défendre et se met à dérouler la pelote de fil. Les fausses identités des trois frères - ils avaient chacun choisi un nom de famille différent- sont révélées. L’avocat retrouve aussi la tombe de Raffi au cimetière de la Margaretenstrasse, à Vienne. « Sur la stèle funéraire, son nom d’emprunt est gravé, Harout Dayan, suivi de son vrai nom de famille (Nahabédian), probablement ajouté par sentimentalisme », confia-t-il à L’OLJ. Son année de naissance, 1962, gravée sur le marbre, correspond également.

Les trois criminels libanais, se pensant propres comme des sous neufs grâce à leurs fausses identités, ont tout fait pour s’intégrer au sein de la société autrichienne, tout en restant fidèles à la communauté arménienne locale, en participant à des événements chaque année. Raffi, alias Haroutian Dayan, avait obtenu la nationalité autrichienne en 1992, et, selon l’enquête publiée en 2019 par le journal espagnol El Mundo, il avait ouvert en 2006 sa bijouterie à une centaine de mètres du palais Habsbourg, dans les beaux quartiers de Vienne. Panos, l’aîné, devenu George Mazbanian, avait ouvert la sienne huit ans plus tôt, en 1998, à deux rues de là, la bijouterie « Mazbani », aujourd’hui dirigée par sa fille dont L’OLJ a choisi de taire le prénom. Sur son profil Instagram, on découvre un ballet de célébrités autrichiennes, mais aussi des stars internationales portant ses créations, à l’instar de l’actrice américaine Melanie Griffith, invitée à l’opéra de Vienne en 2018. Dans une rubrique dédiée à leurs clients célèbres sur leur site internet, supprimée en 2019, les Mazbanian se vantaient de compter parmi eux la chanteuse Beyoncé, photographiée avec une bague hors de prix. Le prince Albert de Monaco a lui aussi été pris en photo lors d’un Salon de la joaillerie à Monte-Carlo, aux côtés de George Mazbanian sur son stand.

Hratch, le benjamin, alias Hamayak Sermakanian, est loin d’avoir eu la même vie bling-bling que ses deux frères. Il n’a pas réussi à s’intégrer au sein de la société autrichienne, parle très mal l’allemand après trente ans, selon la police locale, et vit dans des conditions extrêmement modestes.

Leur secret désormais mis à nu, il est temps que la justice s’en mêle. Selon l’enquête du magazine Profil datant de 2020, la police viennoise prend une première fois les empreintes du plus jeune des frères en 2016, mais l’identification échoue. L’affaire aurait pu s’arrêter net. Un an plus tard, alors qu’une plainte est déposée au pénal, les empreintes digitales obtenues via le parquet libanais correspondent enfin à celles recueillies par la police viennoise sur les suspects. Voilà maintenant cinq ans que les autorités locales savent que les deux frères survivants, condamnés au Liban en 1994, sont bien ceux qui vivent à Vienne sous un faux nom.

En 2019, l’affaire est d’abord révélée par la presse espagnole (el-Mundo, Public), puis complétée par le magazine autrichien Profil. Antoine Fayad, l’avocat libanais des familles des victimes à l’époque du quintuple homicide, est sollicité par la justice libanaise afin de faire suivre les dossiers. « Mille pages ont été envoyées en 2021 à la police judiciaire (libanaise), qui les a ensuite remises au parquet de cassation, puis à l’ambassadeur d’Autriche, lequel les a envoyées par valise diplomatique au ministre autrichien de la Justice », indique Me Fayad à L’OLJ. Les traductions assermentées des documents qui devaient être achevées à la fin du mois de mai, selon l’avocat autrichien des familles des victimes, ont malheureusement pris du retard et devraient être rendues en septembre. Le reste est une histoire à dormir debout. L’un des deux traducteurs a fait défaut et devrait être remplacé au plus tôt. Le traducteur principal, qui s’était vu confier la tâche en juin 2021, s’était engagé à la rendre en septembre de la même année. Mais entre-temps, il a affirmé au parquet viennois avoir « perdu son ordinateur dans les transports en commun ».

Les lourdeurs bureaucratiques et les va-et-vient entre la justice des deux pays rendent la procédure judiciaire autrichienne interminable. Pour tenter de faire bouger les lignes, les familles des victimes ont lancé une pétition le 15 mai dernier exhortant les ministres autrichiens de la Justice et de l’Intérieur à satisfaire leur appel à livrer aux autorités libanaises les deux coupables.

Dans le cas présent, puisqu’il n’y a pas d’accord d’extradition entre le Liban et l’Autriche, les deux criminels ne peuvent être expulsés, d’autant qu’ils sont désormais de nationalité autrichienne. Second problème, en cas de nouveau procès, la prescription du crime peut être appliquée pour Hratch, le benjamin, qui avait moins de 21 ans au moment des faits, à la condition qu’il n’en ait pas commis d’autre durant les 20 années suivantes, selon l’avocate de ce dernier, l’Autrichienne Astrid Wagner interviewée par le magazine Profil. L’affaire n’ayant jamais été examinée par la justice autrichienne, un nouveau procès pourrait prendre des années.

Alors, pour éviter l’enlisement, une seconde voie judiciaire est lancée par les proches des victimes. Sans abandonner leur plainte pénale, ils présentent en 2020 un recours administratif devant le Département municipal 35, une administration autrichienne, contre les deux frères, visant à les dépouiller de leur citoyenneté autrichienne. La justice tranche contre Panos Nahabedian, alias George Mazbanian, en donnant gain de cause aux demandeurs. Ce dernier a fait appel. Aucune décision n’a encore été rendue publique concernant Hratch Nahabédian, alias Hamayak Sermakanian. Les familles s’accrochent à cette branche qui pourrait enfin accélérer les choses. Car, si la justice décide de déchoir les deux frères de leur nationalité autrichienne, ils pourront enfin être extradés vers le Liban. Une fois de retour dans leur pays natal, ils seront arrêtés et interrogés, puis vraisemblablement condamnés lors d’un nouveau procès. Plus de 13 588 jours après le massacre de Bourj Hammoud.

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes.