Du Liban à l'Autriche, sur la trace de tueurs braqueurs de Bourj Hammoud

Du Liban à l'Autriche, sur la trace de tueurs braqueurs de Bourj Hammoud

par Amani Dhifaoui

Après le braquage meurtrier d’une bijouterie arménienne à Beyrouth en 1985, les auteurs du crime, évadés de prison, ont refait leur vie comme joailliers à Vienne.

Depuis 2017, les familles des victimes tentent d’obtenir justice devant les tribunaux autrichiens.

En ce mardi de janvier, dans une rue grise de Vienne, Annie Kurkdjian marque le pas.

Elle s’arrête sur le trottoir. «Je ne m’approcherai pas plus, dit-elle, c’est le dernier visiage que mon père a vu avant de mourir, je ne veux pas le croiser.» Elle est venue dans la capitale autrichienne pour ça. Pour faire avancer l’instruction qui vise l’assassin de son père. Après des années d’enquête marquées par d’extraordinaires coïncidences et de rocambolesques péripéties, Annie Kurkdjian sait où le trouver.

En Mars 14, 2023, le journal Libération a publié l'article suivant, signé par Amani Dhifaoui.

Ce visage qu’elle ne veut pas voir est celui de George Mazbanian, alias Panos Nahabedian, patron d’un commerce de joaillerie. C’est aussi pour retrouver sa trace qu’elle a fait le voyage depuis Beyrouth et accepté que Libération l’accompagne.

Cette visite aux alentours de sa boutique s’impose comme un pèlerinage. Une façon de se rappeler «tout ce qu’il m’a pris», glisse-t-elle.

Annie Kurkdjian, la cinquantaine, avait 12 ans quand Panos Nahabedian et ses deux frères, Raffi et Hratch Nahabedian, ont été inculpés pour l’assassinat de son père et de ses quatre employés. Elle a grandi avec le poids de ce crime, une affaire résolue, apparemment sans intrigue : elle sait qui a tué, elle sait pourquoi, elle sait comment.

Sa quête n’est pas de vérité, mais de justice.

L’histoire commence le 28 mars 1985 au Liban. Au cœur du quartier arménien Bourj Hammoud, trois individus armés s’introduisent dans l’atelier d’un joaillier, Hrant Kurkdjian. Ils l’abattent ainsi que ses quatre employés et repartent avec un butin d’or, de diamants, et d’argent liquide. Un magot estimé à l’époque à 2 millions de dollars.

Le lendemain, «le crime le plus sanglant de l’histoire du Liban», selon le quotidien libanais l’Orient-le jour, fait la une des journaux, reléguant les affres de la guerre civile au second plan.

Les jours suivant le massacre et jusqu’à l’arrestation des auteurs, tout le pays –résigné à enterrer les morts de la guerre mais certainement pas ceux d’un crime crapuleux – vit au rythme de l’enquête policière relayée dans les journaux dans ses moindres détails. La diaspora arménienne de Bourj Hammoud est profondément meurtrie par la sauvagerie du crime et terrassée par la peur pour la réputation de sa communauté, déjà méprisée. D’autant plus qu’elle est sujette à un racisme banal dans cette société multiconfessionnelle. «Avant l’arrestation des assassins, on se disait : mon Dieu, faites que les tueurs ne soient pas des Arméniens !» rapporte à Libération Maro, la fille de l’une des autres victimes.

Quinze jours après le crime, deux hommes sont finalement arrêtés au Liban et, quelque temps plus tard, un troisième à Chypre. Il s’agit de trois frères arméniens, Panos Nahabedian, 27 ans, Raffi Nahabedian, 23 ans, et Hratch Nahabedian, 20 ans.

Une partie du butin est retrouvée dans l’appartement de Raffi. Après des récits changeants au fil des interrogatoires, les trois hommes finissent par avouer le crime.

La bijouterie Mazbani, qui appartient à Panos Nahabedian, à Vienne. (Michael Rathmayr/Liberation).

Selon leur version finale, ce serait le plus jeune des trois, Hratch, qui aurait tiré sur Hrant Kurkdjian et ses quatre employés : Khatoun Tekeyan, Maria Mikhaël, toutes deux comptables, Hani Zammar et Avedik Boyadjian, employés. Le mobile du crime : l’endettement de la fratrie et le besoin urgent de trouver des fonds pour s’en acquitter.

Les frères Nahabedian connaissaient bien Hrant Kurkdjian, qui avait fondé en 1966 avec un associé la Société diamantaire pour le Moyen-Orient dont fait partie l’atelier de Bourj Hammoud. Son affaire était florissante et faisait vivre des dizaines de familles dans différents métiers de la joaillerie : sertissage, polissage, orfèvrerie, gravure… Plusieurs artisans sous-traitants, dont les trois frères, gravitaient autour de l’entreprise. Leur entrée dans l’atelier le jour du meurtre n’a suscité aucune méfiance de la part des victimes.

Dans l’attente du procès, les trois frères sont transférés à la prison de Roumieh, dans l’est de Beyrouth, réputée pour être l’une des pires du pays, autant pour ses installations dégradées que pour sa surpopulation carcérale. Les mois passent, la guerre civile s’intensifie, marquant les plus sombres années de l’histoire du pays. Et le crime tombe dans l’oubli. Jusqu’à un matin de mars 1988 où les Nahabedian refont la une des journaux : les trois frères se sont évadés de prison. A l’ancienne, en sciant les barreaux de leurs cellules et en nouant des draps. Ils ont réussi à traverser un Beyrouth chaotique, truffé de check-points, de soldats, de bandes armées… avant de s’évaporer dans la nature.

Un procès par contumace a finalement lieu en 1994. L’affaire a été jugée par le tribunal militaire : Hratch Nahabedian, celui des trois frères accusé d’avoir tiré sur les victimes, selon les conclusions de l’enquête, était soldat déserteur au moment des faits. Et c’est également pour cette raison que la peine de mort initialement prononcée à l’encontre des trois accusés a été commuée en une condamnation aux travaux forcés à perpétuité.

On pensait la trace des Nahabedian définitivement perdue jusqu’à un matin de septembre 2013. Annie Kurkdjian, devenue artiste peintre, est dans son atelier beyrouthin quand elle reçoit un coup de fil de son ami Armen (1). «Grégoire [1], un ami peintre arménien est de passage en ville, j’aimerais te le présenter.» Rendez-vous est pris pour un déjeuner, mais entre-temps Armen et Grégoire font la balade touristique qui, pour des Arméniens, passe obligatoirement par le quartier de Bourj Hammoud. «C’est ici qu’a eu lieu l’assassinat sanglant de 1985, où le père d’Annie a trouvé la mort avec quatre de ses employés.»

Grégoire, interloqué, s’arrête devant l’immeuble. «Tu ne vas pas me croire, mais je connais les assassins et je sais où ils sont aujourd’hui», révèle-t-il à Armen. «J’étais reçu avec un ami dans une bijouterie tenue par deux frères arméniens dans le Ier arrondissement de Vienne, en Autriche, nous avons bu un café à l’étage de leur boutique, raconte Grégoire. A l’époque, il se raconte dans la communauté arménienne que les deux ont commis un assassinat à Bourj Hammoud en 1985 et qu’ils se sont évadés de prison par la suite.» Quand Annie retrouve Grégoire et Armen dans un restaurant beyrouthin, elle ne soupçonne pas un instant que cette rencontre va changer le cours de sa vie. «Ce soir-là, j’ai compris que le moment était enfin venu… Tous les événements de ma vie me sont apparus comme une lente préparation au combat que j’allais mener.»

Maître Norbert Haslhofer, avocat des quatorze parties civiles, au tribunal de Vienne, en Janvier 2023.

Le récit des trois ans qui ont suivi cette rencontre fortuite fera un jour office de leçon d’investigation pour les détectives amateurs. Réseaux sociaux, annuaires communautaires, écoles, églises… Annie passe au crible tout ce qu’elle trouve en ligne sur les Arméniens de Vienne : elle constitue un dossier sur la nouvelle vie autrichienne des Nahabedian, leurs liens familiaux, professionnels, amicaux… avec une certitude, celle d’avoir enfin retrouvé les assassins de son père.

Elle mobilise les familles des autres victimes de Bourj Hammoud pour monter une association afin d’obtenir enfin justice. Ils sont quatorze à avoir perdu père, mère, sœur, frère, enfant ou mari. Quatorze vies brisées, rafistolées, menées tant bien que mal, avec le traumatisme de la perte subite d’un proche. Décidés à forcer le destin, et s’appuyant sur des mandats d’arrêt d’Interpol émis après le jugement par contumace, les quatorze portent l’affaire devant les tribunaux autrichiens.

Vienne, janvier 2023. Dans les rues piétonnes du centre historique, le son des cloches de la cathédrale Stephansdom se mélange aux notes de piano qui s’échappent d’une fenêtre entrouverte. C’est dans ce décor que les Nahabedian ont élu domicile. A partir d’éléments des dossiers judiciaires libanais et autrichiens, de notices Interpol et de coupures de presse, Libération a retracé la deuxième vie des trois frères dans la capitale autrichienne. Sous trois noms de famille différents, ils ont vécu sans jamais être inquiétés jusqu’en 2017, quand une instruction a été ouverte par les autorités judiciaires autrichiennes.

L’aîné, Panos Nahabedian, rebaptisé George Mazbanian, est celui qui s’en est le mieux sorti. En 1998, il a ouvert une bijouterie dans le très chic Ier arrondissement de Vienne : «Mazbani, since 1998». Son affaire est prospère, il serait devenu riche… à la sueur de son front. Ses pierres précieuses et l’orientalisme de ses bijoux attirent le gratin mondial. Selon la page Instagram de sa boutique, ses clients incluent la chanteuse Beyoncé ou l’actrice Melanie Griffith parmi d’autres vedettes de l’opéra de Vienne. Il a eu deux filles : la première, Talar, est née au Liban trois ans avant le massacre de Bourj Hammoud. Elle apparaît comme la gérante de l’entreprise familiale. La seconde, née deux mois après le crime perpétré par son père, est décédée.

Raffi est mort d’une maladie en 2012. Ce chrétien orthodoxe très pieux, voire rigoriste, aurait été dans sa jeunesse adepte d’autoflagellation et d’autres pratiques masochistes. Au Liban, il passait le plus clair de son temps à l’église et défiait le prêtre avec ses connaissances bibliques. En Autriche, il se serait converti et est aujourd’hui enterré dans un cimetière protestant de Vienne. Très peu de détails existent sur sa vie viennoise. Contacté, son fils Assadour dit ne rien savoir du passé de son père.

Hratch Nahabedian, alias Hamayak Sermakanian, n’a pas connu la même fortune que Panos Nahabedian. Les policiers ayant perquisitionné son domicile relatent «un appartement délabré et sale, de vieux meubles usés», nous rapporte l’avocat des victimes, Me Norbert Haslhofer. Sa propre bijouterie ne vendant plus rien aujourd’hui, il serait sous-traitant en sertissage de diamant pour son frère aîné. Il a eu trois enfants.

Maître Astrid Wagner, avocate de Hratch Nahabedian, a Vienne, le 24 Janvier 2023.

Les bijouteries à Vienne ne sont pas ouvertes aux passants. Il faut d’abord sonner, on vous regarde à travers la vitrine, et si votre faciès convient, on vous ouvre la porte.

On sonne à celle de la bijouterie Mazbani. C’est Talar, vêtue de noir, qui nous scrute avant d’actionner à distance l’ouverture de la porte. Large sourire commercial, faux cils et maquillage très appuyé, elle soupçonne rapidement que ce n’est pas pour le faste de ses bijoux que nous sommes là. Derrière le comptoir, un escalier en colimaçon dessert un étage réservé aux vrais acheteurs.

On se présente, sans préciser l’objet de notre visite. Talar nous dit «avoir des clients toute la journée» et ne «pas avoir de temps pour répondre aux journalistes». Dans l’arrière-boutique, on aperçoit un homme, sans doute son père, assis à son bureau.

Paraissant plus âgé que ses 64 ans, Panos Nahabedian, cheveux blancs encadrant une brillante calvitie et des lunettes sur le bout du nez, est au téléphone. Il ne semble prêter aucun intérêt à la conversation qui se déroule à quelques mètres de lui. «On vous rappellera si on a le temps», nous expédie sa fille, esquissant un sourire de plus en plus gêné. «Je ne peux m’empêcher de penser que [Talar] m’a pris ma vie, nous confie un peu plus tard Annie. Elle semble insouciante des méfaits de son père. C’est elle qui devrait faire des allers-retours à la prison pour voir son père, plutôt que moi qui fais des allers-retours au cimetière pour me rappeler le mien.»

Selon maître Norbert Haslhofer, l’avocat des quatorze plaignants, George Mazbanian a mis tous ses biens au nom de sa fille depuis qu’il sait qu’on a retrouvé sa trace.

Officiellement, c’est elle qui gère toutes ses affaires. Et prend très au sérieux son rôle.

Non loin de là se situe l’échoppe délabrée au rideau de fer baissé de Hamayak Sermakanian, alias Hratch Nahabedian, condamné pour avoir tiré sur les cinq de Bourj Hammoud. L’homme à l’apparence joviale qui nous accueille nous explique d’un air désolé qu’il ne vend plus rien et que sa boutique est fermée. Questionné sur l’affaire, il nous répond qu’il n’a rien à dire, et nous renvoie courtoisement vers son avocate.

Les autres bijoutiers arméniens du Ier arrondissement viennois interrogés par Libération ne sont pas plus prolixes. Le premier, né à Istanbul et immigré en Autriche depuis quarante ans, ne souhaite pas parler du parcours des frères Nahabedian. Il refuse de nommer les faits et les évoque de manière détournée. George Mazbanian ?

C’est un «ami» avec lequel il est aussi en affaires, «un homme honnête». Et même s’il sait qu’il y a une procédure judiciaire contre lui, et que la police enquête, il n’a pas peur que son propre business en pâtisse par ricochets. «Ça fait trente ans que ça marche, je ne vois pas pourquoi ça va s’arrêter aujourd’hui.»

Le second joaillier arménien interrogé nous explique ne plus entretenir de relations avec George Mazbanian alias Panos Nahabedian. Agé de 40 ans, il dit avoir été choqué en apprenant l’histoire du meurtre. Mais il refuse d’en dire plus. A titre personnel, il ne se sent pas concerné par ce scandale, car même s’il est d’origine arménienne, il est né en Autriche et se considère pleinement autrichien. «Je ne ressens pas d’appartenance à la communauté arménienne, explique-t-il. Mon père aurait certainement plus à vous dire là-dessus, les frères Nahabedian ont travaillé dans son atelier de joaillerie à leur arrivée à Vienne à la fin des années 80, mais depuis que leur passé libanais a commencé à refaire surface, il ne veut plus avoir affaire à eux. Nous voulons garder notre bonne réputation dans le milieu, nous ne voulons pas que notre nom ou image soient associés aux leurs.»

Raffi, Panos et Hratch Nahabedian. (Archive Annahar).

Deux jours plus tard, nous nous rendons une seconde fois à la boutique Mazbani.

Entre-temps, le «téléphone arménien» a semble-t-il bien fonctionné.

En actionnant le bouton d’ouverture, Talar Mazbanian ne nous laisse même pas le temps de parler : «Je sais pourquoi vous êtes là, vous enquêtez sur mon père, vous êtes allée parler aux autres bijoutiers du quartier. Nous n’avons aucun commentaire à faire.» Alors qu’elle nous prie de sortir, son père, le visage impassible, sort son téléphone portable et nous prend en photo dans sa bijouterie pourtant truffée de caméras de surveillance. Le tapotement des ongles de la jeune femme sur la vitrine du comptoir trahit une certaine nervosité.

Talar Mazbanian justifie son refus de nous parler par des menaces que sa famille aurait reçues. Elle accuse les plaignants d’être des «menteurs», des «psychopathes» qui voudraient du mal à sa famille et traqueraient celle-ci «partout dans le monde».

Des messages menaçants sur les réseaux sociaux auraient été envoyés à différents membres de sa famille. A-t-elle déposé une plainte pour ce qui s’apparente dans sa description à du harcèlement ? «De toute façon, ça ne sert à rien», nous répond-elle.

«On veut du mal à ma famille et je n’ai rien à dire sur une histoire qui s’est passée quand j’avais 3 ans, où il y a beaucoup de mensonges», mais avec «une part de vérité», convient-elle, que «Dieu révélera, car il y a un Dieu au-dessus». Son téléphone portable sonne soudain. Elle décroche. En une fraction de seconde, elle répond par un «ok» à son interlocuteur avant de raccrocher. Et de nous prier fermement de sortir.

Direction l’église mékhitariste de Vienne, où officie le père Vahan Hovagimian. Sur les réseaux sociaux, on le voit sur plusieurs photos en compagnie des épouses et des petits-enfants Nahabedian. Bien que la famille semble avoir été orthodoxe au Liban, c’est aujourd’hui auprès de l’Eglise catholique arménienne de Vienne que leur foi s’exprime. L’accueil chaleureux que le père Hovagimian nous réserve ne cache pas sa gêne à chaque fois que nous évoquons l’histoire du crime. Ce prêtre arménien qui, après le génocide, a traversé les mêmes lieux que Panos Nahabedian, né en Syrie, grandi au Liban puis émigré en Autriche, refuse catégoriquement de «parler des individus». Il dit «protéger le secret de la confession». Se sont-ils confessés à lui ?

tente-t-on. «Ce n’est pas moi qui ai recueilli leur confession», répond-il. Leurs petits- enfants ont-ils été baptisés dans cette église ? «Ce n’est pas moi qui les ai baptisés.»

«C’est une histoire très épineuse, et très privée, ce n’est pas mon rôle de prêtre de jouer à Interpol», nous éconduit-il. Mais quid des victimes ? «Je ne connais pas les victimes, ça s’est passé au Liban, c’est loin», juge-t-il. Le père Vahan Hovagimian nous assure toutefois que, depuis que la presse parle du crime de Bourj Hammoud, les Nahabedian «ne viennent plus à l’église, ils sont en sous-marin».

Après avoir allumé des cierges pour la paix, goûté la liqueur aux herbes de l’église mékhitariste, nous être émerveillés devant sa bibliothèque centenaire, nous quittons les lieux encore plus perplexes quant au parcours des Nahabedian depuis leur arrive en Autriche. Qui les a accueillis ? Comment ont-ils été aidés ? Comment ont-ils fait fortune ? Le mutisme fait loi dans la communauté.

Quand maître Norbert Haslhofer a accepté de représenter les quatorze victimes en 2016, il y avait plusieurs zones d’ombre dans le dossier. Il a fallu enquêter pour trouver les nouvelles identités des évadés, retracer leurs liens familiaux, recenser leurs biens… mais le vrai chemin de croix reste le transfert du dossier libanais devant les tribunaux viennois. L’affaire est ancienne, des décennies de guerre et de corruption ont traversé le Liban. Des inondations et des incendies ont eu raison de plusieurs pièces du dossier. Il a fallu faire preuve d’obstination pour reconstituer les 1200 pages d’une affaire vieille de presque quarante ans. Et il en faut encore plus aujourd’hui pour arriver à bout de la traduction de ces pages. Techniquement, c’est ce que le parquet viennois attend pour statuer sur la suite à donner au dossier. Selon Me Haslhofer, la traduction du dossier libanais est sur le point d’aboutir «d’ici quelques semaines». Questionnée sur la lenteur de cette procédure de traduction qui dure depuis 2017, Nina Bussek, porte-parole du procureur, explique qu’il y a à Vienne un seul traducteur habilité à traduire «la langue libanaise» qui, en plus de la taille conséquente du dossier, a dû faire face au vol de son ordinateur contenant des documents relatifs à l’affaire.

Mais c’est sans compter sur l’acharnement de maître Haslhofer. «Je savais que le dossier criminel en Autriche allait prendre des années d’instruction, et la possibilité d’extradition des accusés est quasi impossible vu qu’ils sont devenus citoyens autrichiens.» Alors le conseil a trouvé la parade : une nouvelle plainte a été déposée pour révoquer la nationalité autrichienne des deux frères encore en vie, étant donné qu’ils sont entrés sur le territoire avec de fausses identités. C’est désormais chose faite, d’abord pour George Mazbanian, l’aîné, redevenu Panos Nahabedian. Et pour son jeune frère Mayak Sermakanian, alias Hratch Nahabedian, considéré comme le tireur. «Je vais faire appel de la décision de déchéance de la nationalité sans grande conviction, nous déclare l’avocate de ce dernier, maître Astrid Wagner, mais je sais que je vais perdre.»

Niché dans un vieil immeuble du Ier arrondissement, le bureau de maître Wagner trahit son tropisme francophile. Le fragment d’un Bonaparte franchissant le Grand- Saint-Bernard trône derrière son dos et côtoie sur les murs des images de chats, des affiches pop art et un article d’archive encadré sur le plus grand meurtrier londonien du XXe siècle. Celle qui garde de son enfance en France une maîtrise quasi parfaite du français défend son client, «le pauvre» Mayak Sermakanian, alias Hratch Nahabedian. Pour elle, il est «innocent, ce n’est pas lui qui a tué les cinq victimes». Et bien qu’il ait fait des aveux, elle estime que «son frère aîné a une mauvaise influence sur lui, c’est Panos qui a tiré et non pas mon client». En cas de procès, témoignera-t-il contre son frère ? «Je ne peux rien vous dire là-dessus.»

Star du barreau en Autriche pour avoir défendu des criminels notoires, c’est une tout autre ligne de défense qu’elle a choisie pour son client : «C’est un homme honnête et intègre mais c’est un bêta, martèle-t-elle. S’il n’était pas stupide, il serait entré sur le sol autrichien avec sa véritable identité, même en ayant commis un crime. En temps de guerre, il aurait obtenu un statut de réfugié, il n’était pas obligé de prendre une fausse identité.» Et l’avocate a sa propre théorie sur les faits. «Mon client s’est fait avoir, ses frères l’ont dupé en lui faisant miroiter un plan de casse, il n’était pas question de meurtre. Il ne savait pas qu’il y aurait des morts, explique-t-elle. Ses frères lui ont fait porter le chapeau parce qu’il était militaire et ne risquait pas la peine capitale.»

Si maître Wagner parle aisément des détails de l’affaire, c’est qu’elle sait bien que son client n’a plus rien à craindre. «Ma réussite dans cette affaire, c’est d’être parvenue à le sortir du dossier criminel.» En effet, au moment des faits, en 1985, Hratch avait 20 ans. Pour la justice autrichienne, concernant tout crime commis avant l’âge de 21 ans, l’auteur ne peut être condamné à une peine supérieure à quinze ans d’emprisonnement. La perpétuité prononcée au Liban n’est donc pas reconnue en Autriche et les poursuites contre lui se sont arrêtées. Et même s’il n’est plus protégé par la nationalité autrichienne, Me Wagner estime que jamais il ne sera extradé au Liban, parce que c’est un pays qui ne respecte pas les droits de l’homme à ses yeux. «Même Pol Pot ne serait pas extradable au Liban», conclut-elle.

Alors pourquoi refuse-t-il de s’exprimer sur l’affaire puisqu’il ne risque plus rien ? «Il a peur de son frère, continue maître Wagner. Il vit sous l’emprise de la peur permanente de son frère, même son épouse ne veut plus qu’il ait de contact avec lui.»

Le frère aîné, Panos Nahabedian, qui se refuse à tout commentaire, a donné la consigne à son avocat de ne pas communiquer sur l’affaire. Contacté par Libération, maître Manfred Ainedter, l’un des plus courus de Vienne, «ne souhaite pas parler à ce stade du dossier, mais peut-être plus tard».

Ce «plus tard» indéterminé, auquel est suspendu le deuil de quatorze personnes, dépend du point final de la traduction du dossier libanais. Selon Me Norbert Haslhofer, «une fois la traduction achevée, le ministère public devra répondre à la demande d’extradition formulée par la justice libanaise, mais cette décision se heurte à la situation des droits humains au Liban. La règle du droit international exige d’un pays qui refuse d’extrader un prévenu de le juger sur son sol. Le dossier autrichien étant sur le point d’être bouclé, il serait peut-être préférable pour la justice autrichienne de tenir un procès ici», explique le conseil. Seul Panos Nahabedian est concerné car au moment du crime il avait plus de 21 ans, donc les faits ne sont soumis à aucun délai de prescription selon la loi autrichienne. Reste la piste des poursuites au civil, une plainte que maître Haslhofer s’apprête à déposer. «Si Panos est reconnu coupable en Autriche, le paiement d’indemnités aux victimes sera systématique.»

Sous un ciel sombre, Annie quitte le bureau de son avocat. Regard perdu, rouge à lèvres estompé qui dessine un sourire mélancolique. «J’ai quand même fait du chemin par rapport à la première fois où je suis venue dans ce bureau. En attendant de voir [les Nahabedian] derrière les barreaux, je me dis que j’ai quand même réussi à les assigner à cette identité qu’ils ont tout fait pour fuir, ils n’ont plus de papiers d’identité avec des noms falsifiés. Ils garderont à jamais leurs noms d’assassins.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.